Votre ouvrage rassemble deux thèmes que l’on aurait tendance à opposer : innovation et philosophie. Pourquoi ces choix ?
Parce que les innovations récentes auront peut-être des conséquences irréversibles, qu’il est donc urgent de les questionner, et qu’il n’y a pas de discipline plus pertinente que la philosophie pour cela. La philosophie possède un sens critique extrêmement fort, éprouvé depuis des millénaires. Elle peut être politique, économique, sociale, ce qui lui confère une capacité d’évaluation à 360° d’un objet d’étude. Enfin, elle peut être pratiquée dans une optique positive, constructive, d’où le sous-titre de mon ouvrage : Le choix d’un avenir humainement durable ? Ce qui peut nous conduire vers cet avenir-là en termes d’innovation, ce sont les bonnes voies de la philosophie, les voies vers la sagesse, la maîtrise des passions, la mesure et la tempérance.
Doit-on avoir peur des innovations qu’il nous est difficile d’appréhender aujourd’hui ?
Nous sommes aujourd’hui face à des manipulations génétiques, des promesses du transhumanisme, des nanotechnologies ou de la généralisation d’Internet. Ces avancées nous ont donné des pouvoirs nouveaux depuis un demi-siècle, car l’humanité s’est libérée de deux contraintes majeures. La première, technique et scientifique, a été levée par la convergence de ce que l’on appelle les NBIC [pour « nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives »], qui nous donne désormais la capacité d’augmenter la condition humaine. La seconde contrainte, d’ordre moral, était jusqu’alors maintenue par les institutions, notamment religieuses : il était condamnable de chercher à modifier l’humain et la nature. Or, même si les voix des Eglises n’ont pas disparu, elles ne sont plus audibles sur ce sujet auprès des scientifiques. Par ailleurs, l’innovation se joue désormais, pour l’essentiel, dans un monde libéral elle est avant tout considérée comme une perspective de croissance et financée de plus en plus par des structures privées. Ces facteurs se conjuguent de telle sorte que de plus en plus, l’innovation s’ancre dans une dimension appelée « paradigmatique ».
Quel rôle jouent les innovateurs ? Sont-ils responsables des possibles dérives de leurs créations ?
Dans notre monde moderne où la concurrence industrielle est féroce, l’innovation est inévitable. Celui qui en porte la responsabilité - l’innovateur - c’est le dirigeant d’entreprise qui décidera de lancer ou non un produit ou un service sur le marché. C’est un choix essentiel, puisque l’innovation est le seul vecteur de croissance réel de son organisation. Mais c’est un choix qui peut le dépasser, et avec lui notre condition humaine. Lorsque l’entrepreneur Elon Musk [fondateur de SpaceX et PDG de Tesla Motors] parle d’aller sur Mars, cela peut faire sourire... Mais tout comme pourrait sembler risible, il y a un siècle, la perspective d’un système de communication instantanée que nous permet aujourd’hui Internet. Face à des enjeux de cette importance, il est donc indispensable que l’innovateur puisse faire un pas de côté avant de prendre sa décision. Qu’il ne soit pas seulement soumis au joug de son environnement mais qu’il retrouve la voie de la réflexion, afin de mettre en œuvre une innovation « responsable ».
Quel impact la philosophie doit-elle avoir face à l’innovation ?
La priorité de la philosophie, c’est de questionner pour comprendre et résoudre des problèmes. Parce que le transhumanisme, le clonage et la globalisation via Internet des systèmes financiers posent des problèmes, la philosophie doit s’y inviter. Or, dans la formation actuelle à l’innovation, elle n’existe pas. On ne se demande jamais la raison d’être de la recherche du profit, ni à qui elle s’adresse (le plus grand nombre ? les actionnaires ? l’environnement ?) seul compte le résultat financier. Entre l’objectif initial de l’innovation et la manière dont elle se concrétise, il y a un écrasement de la pensée : il n’y a plus d’espace pour réfléchir, et c’est cet espace-là que la philosophie se doit d’agrandir. Mais attention! Il ne s’agit pas de plaquer sur la formation habituelle quelques notions de philosophie ou « d’éthique », encore moins des cours accélérés en entreprise. Cela ne fonctionnerait pas. Comment aujourd’hui, dans nos salles de classe, aider les étudiants ou participants à réfléchir sur ce qu’ils font et à penser aux conséquences de leurs actes ? C’est par là qu’il faut commencer. ll faut que cette éducation à la responsabilité soit suffisamment précoce et constitutive pour qu’elle en devienne naturelle. Dans la philosophie antique, la formation aux exercices spirituels était comme un socle de connaissances, un pilier à constituer pour savoir comment agir et se comporter vers le bien. Cette disposition est brûlante d’actualité et nous avons à repenser les exercices spirituels dans notre espace contemporain y compris, surtout, à l’endroit des organisations innovantes.
Pour aller plus loin
Advanced Certificate Management Stratégique de l’Innovation et des Services
L'innovation à l'épreuve de la philosophie